mercredi 11 novembre 2009

Les secrets de Kokopelli


« Il faut sortir de cette inféodation de la nature
»


L'association Kokopelli a été créée en France en 1999 dans le but de préserver la
biodiversité à partir de semences naturelles. Aujourd'hui, elle compte entre quatre et cinq
mille variétés de légumes, de céréales et de fleurs, et expédie ses semences dans le monde
entier. Nous avons rencontré Raoul Jacquin, le responsable du jardin de
l'association. Interview.



NEXUS : vous dressez un constat alarmiste de la situation alimentaire...

Raoul Jacquin: je pense qu'en Europe nous ne sommes pas à l'abri de connaître, peut-
être pas les grandes famines du moyen Âge, mais tout est en place pour que nous soyons en
état de disette, c'est évident.


Pourquoi doit-on craindre une prochaine disette?

Alors que la France est un pays de cocagne où l'on peut tout produire, on n'est plus du
tout en mesure d'avoir une assiette variée: il n'y a qu'à lire les étiquettes pour constater la
provenance de ce que nous mangeons. En cas de vraie pandémie mondiale, avec des
restrictions sur les transports, nous allons vivre une crise dramatique. Si on ne met que du blé
ou du maïs dans notre assiette, nous serons autosuffisants, surtout si l'on éradique une partie
des troupeaux qui en consomment. Mais, pour la multiplicité et la diversité biologique de
notre assiette, donc de nos apports alimentaires, il est évident que nous ne sommes plus
autosuffisants.
Plus inquiétant encore, les constructions génétiques actuelles défendues par nos
gouvernements et les multinationales semencières nous placent en état d'insécurité
alimentaire, en hypothéquant gravement, contrairement à ce qu'ils veulent nous faire croire,
la souveraineté alimentaire de la planète.


De quelle façon?

Prenons l'exemple du maïs. Sans même parler des OGM, l'industrie ne produit plus
que des variétés hybrides, c'est-à-dire des clones: le peuplement d'un champ de maïs, c'est, à
peu près, 100 000 pieds à l'hectare; si l'on prend le premier pied à l'entrée du champ et le
dernier à la sortie, ils sont parfaitement identiques génétiquement, ce qui signifie qu'au niveau
mondial, tous les pieds cultivés d'une même (pseudo) variété - elles portent désormais des
numéros matricules et plus des noms -, possèdent strictement le même patrimoine
génétique. Si un seul plant est attaqué par une virose ou un parasite, comme les schémas
génétiques sont exactement les mêmes pour les milliards de plants de cette variété sur la
planète, tous les autres le seront aussi et les récoltes seront détruites. Vous imaginez
les répercussions...











L’amarante, une des nombreuses espèces dont Kokopelli préserve des semences. Plante sacrée pour les Incas, cette variété résiste au Roundup, l’herbicide de Monsanto, et met en échec des cultures OGM.


Certes, c'est inquiétant...

Sans compter que le plus grand danger des semences de maïs hybride est qu'elles ne
sont pas reproductibles fidèlement à elles-mêmes, ce qui signifie synthétiquement qu'un
paysan qui prélèverait une partie de sa récolte pour la resemer l'année suivante n'obtiendra pas
de récolte. Donc là encore, s'il y a un problème majeur au niveau mondial et que les semences
ne peuvent plus circuler, nous serons dans une situation de disette et de famine.
Et ce sera d'autant plus imparable dans les pays dits « industrialisés » que nous n'avons
plus aucune porte de sortie. Dans les pays qu'on voudrait « émergents », il y a encore
des semences de pays, reproductibles. Mais en France, par exemple, les hectares de maïs
reproductibles cultivés cette année peuvent se compter sur les doigts de la main.
Sans entrer dans les notions de nouvel ordre mondial ou de théorie du complot, on
peut quand même se demander si tout n'est pas mis en place pour affamer la population
mondiale, sachant que ce qui vaut pour le maïs existe pour le blé, le riz et le soja, quatre
piliers de l'alimentation de l'humanité.


Peut-on faire autrement?

Ce maïs fait partie des grandes fiertés de ce jardin. Nous sommes dans les Alpes de
Haute-Provence. Tout le monde sait que ce n'est pas du tout une terre d'élection ou de
prédilection du maïs, par manque d'eau. Or, nous sommes le 31 août 2009, après deux mois
de chaleur intense et pour- tant, voilà un maïs parfaitement vert, en pleine floraison mâle et
femelle, il y a fécondation, avec du pollen partout sur les feuilles, sans que nous ayons
irrigué!
Donc, les gens qui racontent que le maïs exige au moins 3 m3 d'eau par kilo se
trompent. La raison est que l'on ne parle plus de la même chose, on ne parle plus du « maïs »
en tant que plante divinisée des Amérindiens, qui, avec la pomme de terre, a sauvé l'Europe
de la famine. À partir du moment où les mercuriales1 mentionnent le maïs et les pommes
de terre sur les marchés et les foires, on ne connaît plus de famine sur le vieux continent.
Néanmoins et ce depuis plus d'un siècle, l'industrie semencière a entièrement détruit cette
sublimissime plante et l'a transformée en une chimère génétique.


Comment le mais est-il devenu une chimère génétique?

L’hybridation et maintenant les manipulations transgéniques, ont appauvri son
patrimoine génétique à un point tel que cette plante, qui était cultivée par les
Amérindiens dans les déserts, est devenue une culture strictement irriguée qui a extrêmement
besoin d'eau !
Dans ce jardin, nous prouvons que le contraire est possible. Et puisque aujourd'hui il
faut parler de façon bassement matérielle, nous obtenons, de plus, du rendement, sur
une plante qui n'a rien demandé d'autre que l'énergie du cosmos et ce qu'elle peut puiser dans
le sol, sachant que nous l'avons légèrement aidée en ajoutant un peu de compost de brebis, et
que les plants sont paillés pour le maintien de l'humidité.
Une plante, quand elle a soif, cherche à y remédier. Que fait- elle? Elle pousse ses
racines toujours plus profondément, qui vont chercher l'humidité et les nutriments du sol. Si
on l'arrose, elle n'a plus besoin de « travailler ». On l'empêche alors de se développer et, de
fait, plus on l'arrose, plus elle aura soif.


Donc le maïs pourrait se passer d'irrigation...

Absolument. C'est une plante d'avenir, surtout si on ne prélève que la partie grain et
que l'on restitue au sol l'ensemble des pailles. Au lieu de déstructurer les sols et
« bousiller » nos nappes phréatiques, le maïs s'avère en fait un précieux reconstituant des sols,
parce qu'il laisse beaucoup plus de carbone à l'hectare qu'il n'en prélève. C'est donc une
plante de solution à la sécheresse, à condition que nous parlions du maïs et non pas de ce
clone que vend l'industrie, qui ne mérite pas ce nom de « maïs ».


Et les tomates, un légume phare chez Kokopelli?

Cela fait trente-trois jours que ces tomates n'ont pas été arrosées et il n'a pas plu depuis
deux mois. Elles sont pourtant très loin d'avoir soif.












La tomate, un autre légume phare de Kokopelli.



Comment expliquez-vous cela?

On a tout simplement oublié que nous vivons sur quelque chose d'« approprié », la
terre mère, un être vivant et nourricier, et qu'une plante ne vit pas d'une culture hydroponique
et d'un raisonnement trilogique NPK2 + pesticides : une plante se nourrit du sol et de l'air, et
puisqu'on est sur ce sujet qui me tient vraiment à cœur, qui est la capacité d'une plante à
s'adapter à son milieu, à comprendre, à évoluer, à co-évoluer avec son jardinier et son
environnement, eh bien nous, avant de soigner les plantes, nous soignons le sol. À partir du
moment où la terre est en bonne santé, les plantes le sont forcément aussi.
Ce sol a été complètement anéanti et déstructuré jusqu'à il y a deux ans, lorsque nous
avons repris ce jardin, par cinquante ans d'agriculture intensive, productiviste, chimique.
Tassé, compacté, complètement exsangue en humus, il ne demandait qu'à revivre, à passer du
système anaérobie dans lequel il avait été contraint à un système de vrai sol, avec des
bactéries, des vers de terre et tant d'autres choses... Nous avons juste passé une sous-soleuse,
une espèce de grand couteau que l'on enfonce jusqu'à 40-45 cm, pour que l'air se réapproprie
le sol, que les pluies descendent et alimentent les couches profondes... C'est alors un grand
levain qui se remet en place, une grande alchimie qui se prépare de nouveau pour permettre
au sol de nourrir la plante, ce dont il est parfaitement capable.
Et il faut sortir de cette espèce d'inféodation de la nature. Car, en fait, nos plantes ici
ne sont pas vraiment des plantes cultivées: elles coopèrent avec les éléments et nous faisons
partie des éléments, nous, êtres humains. Quelque part, nous pouvons considérer qu'elles ont
aussi envie de nous faire plaisir, elles savent que nous avons besoin d'elles pour notre
alimentation, car je pense qu'elles sont en capacité de le comprendre et de
répondre favorablement à nos attentes.


Ce n'est pas le cas des plantes cultivées chimiquement?

À partir du moment où, comme le fait l'agriculture intensive, on exerce des moyens
qui sont uniquement coercitifs, les plantes n'ont aucune envie de donner le meilleur d’elles-
mêmes; peut-être se disent-elles que quitte à être assistées et contraintes à ne pouvoir vivre
qu'avec des béquilles chimiques, autant aller jusqu'au bout de notre délire, donc là aussi elles
ont envie de nous faire plaisir, elles abondent dans notre sens en demandant systématiquement
des pesticides et des produits chimiques.
Les plantes peuvent se suffire de la nature, il suffit de regarder autour de nous.
Aujourd'hui, les sols agricoles sont malades de l'homme. Ils ne demandent qu'une chose, c'est
de produire, produire et encore produire. Le problème, c'est qu'un sol en bonne santé ne
rapporte rien à personne, ni aux lobbys politico-chimico-industriels ni au Crédit Agricole qui
ne peut pas consentir des prêts à court terme pour acheter des engrais... un sol vivant rend
indépendants ceux qui vivent dessus et, dans notre société, c'est ingérable pour les politiciens
de savoir que les gens peuvent se suffire à eux-mêmes, donc on essaie de rendre aussi la
nature incapable de s'autogérer.


Que faut-il faire?

Il est essentiel de continuer à faire vivre ces variétés naturelles qui nous ont rendus in-
dépendants et dont on est en train de priver les générations à naître. Le mot est peut-être un
peu fort mais je l'assume, nous sommes dans une dictature semencière. il y a des gens en
situation de monopole qui veulent aller jusqu'au bout de cette ineptie. Et ce qui me révolte le
plus, c'est que nous imposons cette catastrophe à des générations qui ne sont pas même là
pour s'exprimer, et qui ne pourront revenir en arrière si nous ne résistons pas.


Bien sûr, on va vous objecter les rendements...

Alors sur ce sujet, je suis très embêté pour nos détracteurs. Ce jardin est aussi un
jardin expérimental, donc nous pesons tout ce qui en sort. À la fin de la récolte, d'ici un
mois, nous pourrons produire des chiffres de rendement, mais d'ores et déjà nous avons des
pieds sur lesquels nous avons cueilli plus de huit kilos de tomates et il en reste encore à peu
près quatre à six kilos, ça dépendra de l'arrière-saison. Ces plants vont donc rendre douze
kilos minimum, sachant que c'est un rendement net, parce que si on m'objecte celui des serres
de grande production où les tomates sont en hydroponie et coûtent une fortune en ingénierie
fossile, il va falloir intégrer ce qu'on appelle pudiquement les « dégâts collatéraux ». En effet,
il faut mettre en parallèle le pseudo rendement de l'agriculture industrielle et
productiviste avec les coûts de dépollution et ceux induits sur la santé humaine. Des
professeurs comme Jacques Testard3 et Henri joyeux4 tendent à prouver que notre
alimentation est potentiellement dangereuse pour notre santé. Pierre Rabhi dit: « Avant, on se
souhaitait bon appétit, maintenant, il faut se souhaiter bonne chance. »
Lao-Tseu déjà disait: « Que ton aliment soit ton médicament. »
La réalité d'aujourd'hui, c'est que ton aliment t'oblige à prendre des médicaments.
Nous sommes même obligés de consommer des compléments alimentaires. Non seulement
notre alimentation est carencée, mais elle devient dangereuse pour la santé et tout prouve
qu'elle l'est pour la planète. Si 86 % des eaux de surface sont polluées, les eaux résiduelles et
les eaux des nappes phréatiques aussi, il y a forcément une cause, et on la connaît en grande
partie.
Voilà où nous en sommes et je pense que, malheureusement, ce n'est que le début. Il
faut se rappeler que tout a commencé et a été érigé en dogme pendant les Trente glorieuses ;
mais s'il y a un constat à faire, c'est un constat d'échec. Nous sommes effectivement malades
de notre alimentation et la planète l'est aussi.


Reste-il des raisons d'espérer?

Chez Kokopelli, nous sommes très optimistes parce qu'en fait nous avons encore
toutes les solutions possibles. Il ne faut donc absolument pas sombrer dans la sinistrose, car
nous sommes en passe de prouver qu'il est possible de pratiquer une agriculture respectueuse
de l'environnement et du consommateur, et que notre aliment soit réellement notre
médicament. C'est aussi offrir aux générations à venir le mot « futur ».

Paru dans NEXUS n°65, novembre-décembre 2009

Notes:
1 Bulletin consignant les cours des marchandises sur les foires et marchés d'autrefois.
2 NPK: pour les trois principaux éléments nutritifs nécessaires aux plantes: N représente l'azote, P le
phosphore et K le potassium.
3 Jacques Testard, directeur de recherche à l'inserm, auteur du livre Le vélo, le mur et le citoyen, Éd.
Belin.
4 Henri Joyeux, professeur de cancérologie et de chirurgie digestive à la faculté de médecine de
Montpellier, auteur de L'art et le Plaisir pour la santé, éd. Francois-Xavier De Guibert.

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